L’étonnant Nastradine Hodja

Nastradine Hodja est un personnage de fables très connu en Orient, des Balkans jusqu’au Pakistan. Il est au centre de nombreuses blagues ou anecdotes qui se racontent à tout âge, dans tous les milieux, et qui font partie d’un vieux fonds populaire. Son nom se prête à tout, un peu comme Toto ou Guignol en France, Marius à Marseille, Doumé en Corse, Karagiosis en Grèce, Charlot au cinéma ou Sganarelle chez Molière.

 

Nasser-ed-din, Nasredin, Nasruddin, etc. ce nom présente des variantes selon les pays, chiites, sunnites, voire chrétiens… et la transcription bulgare Nastradine sonne bien dans une langue slave. « Nasser » signifie en arabe : qui soutient, qui défend – « ed-din » : la-religion. Un « hodja » est un enseignant dans une école coranique ; dans certains pays, un « mullah » c’est un érudit en littérature religieuse. Nastradine devrait donc être un saint homme, une référence, un modèle de piété…

 

En fait, c’est un être imprévisible, pétri de contradictions : fou et sage, stupide et intelligent, benêt et parvenu on ne sait comment à cette fonction d’instructeur (parfois même il est cadi : juge !), imperméable à la dévotion, naïvement amoral, allègrement cynique, et en réalité piètre « défenseur de la religion ».

 

Le Maître Omraam Mikhaël Aïvanhov dans ses conférences fait volontiers allusion aux aventures et bons mots de Nastradine Hodja, lorsqu’il veut détendre et faire sourire son auditoire. Ayant passé son enfance et sa jeunesse en Bulgarie, pays occupé durant plusieurs siècles et influencé par la présence ottomane, comme tous les enfants des Balkans Mikhaël a baigné dans des traditions populaires pluriethniques, où les plaisanteries de ce personnage savoureux et impertinent servent de références communes dans le lien social et entretiennent la bonne humeur.

 

Nastradine est inclassable, insaisissable. On lui chercherait en vain une unité, et même une âme. Il endosse de nombreux rôles, il traverse indemne des situations tragi-comiques qui ne sont jamais censurées par les convenances, mais qui ont souvent un sens profond, nous allons le voir. Tantôt, d’une bêtise insondable dans ses raisonnements et ses actes, il se ridiculise, se saborde et reçoit une volée de bois vert ; alors le lecteur en gardant bien ses distances rit de ses malheurs. Tantôt le lascar tire son épingle du jeu et manipule son monde avec habileté ; alors le lecteur rit de satisfaction, car en acceptant la complicité il s’est senti lui-même intelligent et victorieux.

 

Duplicité du personnage, ambiguïté du rire, mais toujours au service d’une sagesse cachée.

Le manteau
Un jour, Nastradine Hodja est invité à un banquet de fête. Il s’y rend tout joyeux. Mais personne ne vient l’accueillir, personne ne lui fait place à table, personne ne lui parle. Tout le monde mange, boit, rit, se régale, personne ne lui accorde le moindre regard : c’est comme s’il n’existait pas.
Vexé, il rentre chez lui. Là, il retire d’un coffre son plus beau manteau d’apparat, fourré et brodé, et il retourne au festin.
Ah, cette fois, à peine a-t-il franchi la porte que toute la tablée le voit, s’exclame, se lève. On le salue avec respect, on l’escorte à la place d’honneur, on lui offre les plats les plus exquis.
Alors Nastradine se sert abondamment, mais au lieu de manger et de boire, il verse tout et étale tout sur son beau manteau. Tout le monde se récrie :
-Nastradine ! Mais qu’est-ce que tu fabriques ? Tu es fou !
-Pas du tout, mes amis. Puisque ce n’est pas moi, mais mon manteau qui est votre invité…  allez, vas-y, mon manteau, mange, bois, régale-toi !
(D’après une conférence inédite d’Omraam Mikhaël Aïvanhov)

 

 

Les trois amis qui ont commenté les quelques anecdotes précédentes, étant sur le point de rentrer chez eux aujourd’hui, trouvent cette fois que l’histoire en elle-même est assez parlante, et se quittent en riant.

 

Chercher dans le noir
Il fait nuit. Nastradine, en compagnie d’un ami, rentre du café du village où il a passé la soirée. Arrivé devant le seuil de sa maison, il perd une bague qui tombe sur le sol.
Dans le noir, l’ami et lui se mettent à chercher, chercher…
– Hé Nastradine ! s’écrie soudain l’ami, pourquoi tu vas chercher là-bas dans la rue ? C’est ici que tu as perdu ton anneau.
– Oui, mais comment veux-tu que je le trouve dans l’obscurité ? Au moins, dans la rue c’est un peu éclairé.
(D’après le fonds populaire des histoires de Nastradine Hodja)

 

Θ J’adore cette histoire. Au premier degré on croit que c’est de l’humour absurde gratuit. Et puis en y songeant, elle a une profondeur…

♦ psychanalytique !

♣ Un anneau, ce n’est pas la même forme qu’une clé : en perdant une clé, Nastradine n’aurait pas pu rentrer dans son chez-soi habituel, routinier. Mais c’est un anneau.

♦ Est-ce que c’est le symbole d’un engagement ?

♣ C’est un cercle : est-ce que c’est le symbole de l’absolu ?

Θ Ou bien le symbole du féminin, d’une réceptivité ?

♣ Si je réunis nos idées, il aurait donc perdu son engagement de se rendre réceptif à un absolu ?

♦ Il faut dire qu’il revient du café où il a passé du bon temps, il a marché dans la rue où tout le monde marche, se rencontre, fait ses affaires… Et quand il s’agit de rentrer chez lui, c’est-à- dire de se retrouver dans l’intimité avec soi-même, cette bague précieuse lui échappe.

♣ Dans l’obscurité.

Θ Hommage à la lumière ! Si au moins en partant il avait prévu de prendre une lanterne…

♣ Le voilà donc dans le noir. Eh bien au lieu d’accepter, comme son ami, l’obscurité, la nuit, l’incertitude, la recherche humble et persévérante, l’effort toujours recommencé, l’échec de la recherche dans la sphère de l’intime où gît indéniablement un trésor, il préfère aller chercher là où tout le monde marche, là où il y a une vague lueur, clair de lune ou réverbère lointain…

♦ C’est une fuite. Il préfère aller chercher là où il se sent à l’aise, mais où il sait d’avance qu’il ne trouvera rien.

♣ Dans la pénombre de tout le monde.

Θ Alors que s’il avait eu l’humilité de continuer à chercher sur le seuil de sa maison, même dans les ténèbres il aurait à coup sûr retrouvé son anneau précieux.

La lune ou le soleil ?
Un jour, les élèves de Nastradine Hodja lui posent la question :
« – Nastradine, quel est le plus important, le soleil ou la lune ? »
« – Voyons, mes enfants, répond-il, la lune bien sûr ! Qu’est-ce qu’il fait, le soleil, pendant le jour ? Tandis que la lune, elle au moins est très utile : elle nous éclaire pendant la nuit. »
(d’après O. M. Aïvanhov, Œuvres Complètes, tome X, chap. VIII)

 

Ayant lu ensemble cette anecdote, trois amis échangent en riant quelques réflexions :

 

♦ Quelle esbroufe, ce Nastradine ! Il raconte des bourdes avec une telle assurance ! Et toujours imbu de lui-même. Aucun doute ne l’effleure jamais. u

Θ C’est pour ça qu’il est risible.

♣ J’ai lu d’autres histoires où, dès qu’il a un petit pouvoir, il est cassant, méprisant. Ici il se montre patelin, douceâtre, mais malheureusement c’est pour mieux inculquer aux enfants des contre-vérités.

♦ Un enseignant ignare qui transmet ses erreurs comme des dogmes ! … Redoutable !

♣ Oui, c’est ainsi que chaque génération humaine transmet innocemment à la suivante son égocentrisme, son utilitarisme : les choses, les êtres, le cosmos sont à notre service, n’est-ce pas, et le soleil ne nous sert à rien, mais la lune, elle, nous est très utile !

♦ Il faut que Nastradine soit d’une ignorance crasse pour ne faire aucun lien entre le soleil et la lumière du jour ! Il a quand même observé la nature, non ? il a quand même vu le soleil se coucher, se lever ?

Θ C’est surtout les liaisons, les relations entre les faits, qui lui échappent. Il est loin de songer que la lumière a une cause, une source…

♣ …donc un Créateur.

Θ Nous rions de lui, mais nous-mêmes, est-ce que nous remontons parfois à la source pour reconnaître et remercier les êtres qui sont les soleils de notre vie ?

♣ Et dans notre société… nous nageons dans les avantages, les biens, les faveurs, les conforts, les privilèges. D’après nous, ça va de soi, mais les êtres qui préparent et nous donnent ce bien-être, cette aisance, restent ignorés, inexistants… des « soleils inutiles » !

Θ C’est vrai, voilà comment ordinairement l’humanité est éduquée : à profiter de tout sans se rendre compte que les choses lui sont données à profusion gratuitement, par grâce, par amour…

♦ Mais dites-moi, que représente la lune dans cette anecdote ?

Θ Eh bien… la lune varie, change. Le soleil est immuable.

♣ Donc on dirait que Nastradine attache plus d’importance à ce qui est changeant qu’à ce qui est éternel : par exemple, dans la religion, aux pratiques plus qu’aux grandes vérités.

Θ Et puis une chose qu’il ne voit pas : la lueur de la lune n’est qu’un reflet du soleil, un assez pâle reflet d’ailleurs. Si la lune éclaire la nuit humaine, c’est bien parce que le soleil brille le premier, au loin dans l’espace.

♦ Oui, mais Nastradine ne voit pas plus loin que le bout de son nez.

♣ On pourrait dire que la lune, dans cette histoire, représente toutes les lumières, luminosités, lueurs et lumignons qui sont à la seconde place après l’éblouissante Lumière centrale du Cœur de l’univers.

Θ En somme, « la lune », ça représente tout ce qui reçoit la lumière « de seconde main » ?

♣ Tout ce qui est reflet, créé en second, fabriqué, façonné, je n’ose pas dire bricolé, disons construit.

 

♦ Alors, ça peut être l’œuvre d’art, qui vient en second par rapport à l’inspiration ? La parole, qui est seconde par rapport au verbe ; le commentaire, qui vient seulement après le poème…

Θ La Création, qui est seconde par rapport au Créateur…

♦ La « nature naturée » par rapport à la « Nature naturante », comme dit Spinoza…

Θ L’intellect humain qui reçoit sa lumière de l’Intelligence cosmique…

♦ De même les sciences, censées refléter les lois de la Sagesse divine…

♣ Et aussi les Églises institutionnelles, qui sont secondes par rapport au Feu de l’Esprit saint…

♦ Et toutes les morales sociales ou politiques qui sont secondes par rapport à la morale divine…

Θ Et ainsi de suite… Oh là là, elle nous mène loin, cette blague !

♣ En somme, si je résume, le bonhomme Nastradine enseigne à ses élèves la prééminence de l’éphémère sur l’éternel, de l’humain sur le divin, de la matière sur l’esprit. Bel exploit pour celui qui porte le nom de « Défenseur de la religion » !

Les peurs
Un jour où il n’avait plus un sou, Nastradine Hodja décida de s’enrichir en obligeant chacun des sujets du royaume à reconnaître qu’il avait une peur.
Il se rendit chez le sultan : « Que les bénédictions d’Allah descendent sur ta tête ! Je te prie de m’accorder une faveur : permets-moi d’aller réclamer un sou à chacun de tes sujets qui porte en lui une peur. »
 « Un sou ? dit le sultan. C’est peu de chose. Je te l’accorde. »
Il s’écoula quelque temps… Bientôt Nastradine Hodja revint de sa tournée avec trois chameaux chargés de toutes les pièces de monnaie qu’il avait accumulées. Car d’une façon ou d’une autre, tous ceux qu’il avait rencontrés avaient révélé par leurs paroles ou leur attitude qu’ils avaient peur de quelque chose ou de quelqu’un.
Il se présenta chez le sultan et déclara : « Ils ont tous dû me donner une pièce ! Pas un seul qui n’ait été obligé d’avouer une peur… Et maintenant, je suis revenu pour que toi aussi tu me donnes un sou. »
 « Ho, ho ! dit le sultan, tu repartiras de chez moi bredouille, moi je n’ai peur de rien. »
Comme il était très généreux, il invita Nastradine à manger et à boire avec lui et quelques courtisans. Au milieu du festin, Nastradine Hodja qui était assis près du sultan lui dit tout à coup d’une voix forte : « Majesté, j’ai rencontré au cours de mes voyages une femme ravissante : pour te remercier de m’avoir permis de devenir riche, je voudrais te l’offrir, elle est vraiment digne de ton harem. Si tu veux, je vais aller la chercher. »
« Chut ! malheureux, pas si fort ! s’écria le sultan, ma favorite va t’entendre. »
« Ah, tu vois, Majesté, toi aussi tu as peur. Allez, donne-moi un sou ! »
(D’après Izvor n° 221, chap. V)

 

♣ C’est très clair, cette histoire se passera de nos commentaires, n’est-ce pas ?

Θ …Je viens de faire un examen sincère de toutes mes peurs. Si pour chacune je dois donner un centime à Nastradine Hodja, me voilà ruiné.

♦ …Moi aussi.

♣ Moi aussi, mais réjouissons-nous : nos trois chameaux à nous croulent sous la lucidité !

Distribution, rétribution ?

Nastradine Hodja, portant un gros sac sur l’épaule, entre au café du village et s’adresse aux hommes qui sont là :

  • Ce sont des noix : comment voulez-vous que je vous les distribue, comme les humains ou comme le Seigneur ?

Persuadés que Dieu est beaucoup plus généreux que les humains, ils répondent tous en chœur :

  • Comme le Seigneur !

Il passe de table en table, donne une noix à l’un, douze à l’autre, six à un troisième, rien au suivant… Véhémentes protestations.

  • De quoi vous plaignez-vous ? répond Nastradine. C’est bien vous qui m’avez demandé de distribuer comme le Seigneur ?
D’après Omraam Mikhaël Aïvanhov, conférence inédite

 

♦  Voilà des braves gens qui n’ont rien demandé, qui croient naïvement à la bonté et la générosité de Dieu. Arrive un prétendu maître de religion qui vient – et sciemment, c’est le comble ! – leur faire perdre la foi.

Θ Il culpabilise et ridiculise ces fidèles d’avoir cru que Dieu est juste et généreux. Quel besoin de venir scandaliser les âmes simples ?

♣ Sa petite mise en scène préméditée a l’air de cacher une révolte personnelle. À mon avis, c’est un frustré…

 

Θ Et sa distribution de noix aggrave les inégalités au lieu de vouloir les réparer.

♦  On a connu des penseurs tourmentés qui prétendaient tirer les gens de leur sommeil, de « leur opium », en leur inoculant des doutes métaphysiques…

♣ …stériles. Mais disons que parfois le doute n’est pas stérile : il oblige à aller plus loin.

♦  …et ces théoriciens matérialistes, face à l’injustice du sort, préconisent le remède d’une solidarité officielle, sociale, administrative.

Θ Tandis que les religions conseillent toute action réparatrice inspirée par la bonté du cœur et de l’âme.

 

♣ Mais Nastradine Hodja n’a pas vu qu’en croyant déniaiser les fidèles et démasquer Dieu, il provoque un effet boomerang de doute envers la religion qu’il représente.

Θ Pourquoi ?

♦  Parce qu’il montre que non seulement sa religion accepte implicitement les inégalités et les renforce, mais qu’en plus elle n’a pas les clés.

Θ Quelles clés ?

♦  Les clés de la science initiatique. Les clés qu’apporte la philosophie de la réincarnation. Il ignore que les inégalités viennent de la façon dont on a agi dans les incarnations antérieures.

 

Θ  Alors, si Nastradine avait connu la philosophie de la réincarnation, il serait entré dans le café avec des éclaircissements et non avec ses noix.

♣ Ses vieilles noix !

Tout reste à faire
Le cadi du village s’adresse à Nastradine Hodja :
– Approche voir un peu, Nastradine, dit-il. Qu’est-ce qu’on me dit à ton sujet ? Tu sais que les villageois sont très mécontents, ils se plaignent de toi.
– Ça, monsieur le juge, c’est leur affaire.
– Et toi, qu’est-ce que tu en dis ?
– Oh ça, c’est mon affaire.
– Mais moi je vais être obligé de te condamner !
– Ah ça, monsieur le juge, c’est votre affaire.
D’après Omraam Mikhaël Aïvanhov, conférence inédite

♦ C’est admirable. Savoir délimiter les domaines, les rôles, les responsabilités, savoir rester à sa place, quel discernement ! « Leur affaire, ton affaire, mon affaire »…

Θ Oui, mais savez-vous ce qui est l’affaire de tous ?

♣ C’est quoi ?

Θ La fraternité.

À hue et à dia
Nastradine Hodja traverse la ville à califourchon sur son âne, assis dans le sens opposé à la marche. En le voyant, tous les passants se moquent de lui.
– Mais enfin, Nastradine, s’écrie un ami, tu ne vois pas que tu es assis à l’envers ?
– Tu te trompes, mon cher ! Moi, je sais où je vais. Mais c’est cet imbécile, là-dessous, qui n’est pas au courant.

 

 

♦ Contradiction bien connue, n’est-ce pas, entre l’idéal et le comportement…

♣ La nature supérieure qui regarde dans un sens, la nature inférieure dans le sens opposé.

♦ Je sais-je sais, mais je fais tout le contraire.

Θ Ça prête à rire, mais pour le moraliste ou le saint, c’est tragique : « Je ne fais pas le bien que je veux, je fais le mal que je ne veux pas», saint Paul.

♣ Et c’est toujours la faute de l’autre. Voyez comme cet univers de contes est cruel : chacun se moque de l’autre, sermonne l’autre, c’est toujours l’autre qui a tort, il n’a rien compris, il est borné, il s’entête, c’est un imbécile. Alors que soi-même, on est parfait, on se rengorge, on a toujours raison.

♦ Mais que dire de l’âne qui « n’est pas au courant » ! Voilà encore un échec du sachant vis-à-vis de l’ignorant.

Θ Bon, accordons à Nastradine que son bourricot est borné et têtu, comme l’est le monde matériel, ou le corps physique, ou le subconscient. Mais si la monture « n’est pas au courant », c’est que lui, Nastradine, n’a pas su faire le travail adéquat pour que la communication passe.

♦ On a déjà vu que c’est un enseignant qui ne sait pas instruire !

♣ Mais comment veux-tu instruire un âne ?

♦ Eh bien, quand on ne peut pas se faire comprendre par la parole, il faut imposer sa volonté.

♣ Par le bâton ?

♦ Euh… essayer d’abord la carotte.

Θ Et puis essayer aussi la douceur. Mais alors, une douceur vraiment têtue…

Juger sur l'apparence
Fatmé, la femme de Nastradine, fait la lessive dans la cour.
Tout à coup, il l’entend pousser de grands cris de colère.
” – Qu’est-ce qui se passe, Fatmé ?”
” – Mon savon ! Le corbeau est venu, il a volé mon savon !”
” – Oh, dit Nastradine, laisse-le, va, il est bien plus sale que nous.”
(D’après O.M. Aïvanhov, extrait de conférence inédite)

Θ Aujourd’hui le hodja se montre d’une miséricorde exemplaire !

♦ Et bien inhabituelle : qu’est-ce qui lui prend ?

♣ C’est parce qu’il raisonne de travers.

Θ … ?

♣ Il raisonne par préjugé : ce n’est pas parce que le corbeau a des plumes noires qu’il est sale. Ou impur.

Θ En effet ! Combien d’injustices ont été commises parce qu’on jugeait les gens sur leur apparence !

♦ Pourquoi parles-tu au passé ?

Parler ou se taire ?
Nastradine est de passage dans une ville. Impressionnés par son turban, les habitants lui demandent de prononcer le sermon du vendredi. Il accepte et monte en chaire.
« Savez-vous de quoi je vais vous parler ? – Non, bien sûr, nous ne savons pas. – Comment, vous ne savez pas ? Eh bien, je ne vais pas perdre mon temps avec de pareils ignorants ! »
Il redescend et sort de la mosquée. Les fidèles navrés courent le rattraper, le supplient de revenir prêcher. Il remonte en chaire :
« Alors, savez-vous de quoi je vais vous parler ? – Oui, oui bien sûr, nous savons ! – Eh bien, puisque vous savez déjà, ce n’est pas la peine que je vous parle. »
Il repart, outré. Les fidèles tiennent conseil et décident de lui répondre la prochaine fois les uns oui, les autres non. Ils retournent chercher le Hodja une troisième fois :
« Savez-vous enfin de quoi je vais vous parler ? »
Les uns : « – Oui nous savons ! », les autres : « – Non nous ne savons pas ! »
« – Puisque c’est ainsi, que ceux qui savent le disent à ceux qui ne savent pas. »
(D’après O.M. Aïvanhov, extrait de conférence inédite)

 

♦Encore une blague où Nastradine donne le mauvais exemple ! Comme souvent, on rit parce qu’il s’est tiré d’affaire par la ruse et la malignité. En réalité, il a un comportement inadmissible.

Θ S’il avait une connaissance réelle, il n’aurait qu’une envie, c’est de la partager.

♠ Manifestement il ne sait rien, il n’a rien à dire, il a accepté la place de prêcheur par vanité et, pour cacher son ignorance et garder son prestige intact, il s’en tire en culpabilisant les autres.

 

♦ « Savez-vous ce que je vais vous dire », c’est une expression de pure forme qui sert en principe à stimuler l’attention des auditeurs. Mais lui, au lieu de la prendre comme figure de style, il la prend au pied de la lettre, comme le sujet essentiel de son discours.

Θ Alors forcément, quand on prend la forme pour le fond, on raisonne faux.

♦ De même quand on prend la lettre pour l’esprit.

 

♠ Nastradine a tout faux ! On lui demande de faire un sermon édifiant à la mosquée. Au lieu de prêcher en bon musulman que Dieu seul est grand et qu’on doit se soumettre à Sa volonté, il attire toute l’attention sur lui, il usurpe l’autorité et les fidèles se soumettent, oui, mais à ses sautes d’humeur.

♦ Cette anecdote nous montre un « ecclésiastique » qui prend toute la place et fait oublier Dieu.

Θ C’est grave.

 

♦ Et puis, un véritable maître n’a qu’un désir : émanciper, libérer ses élèves, en s’effaçant pour leur montrer le chemin vers la perfection.

♠ Ici, c’est un faux maître qui abîme ses élèves : s’ils ne savent pas, il les méprise ; s’ils savent déjà, il les foudroie.

Θ Alors eux qui au début sont gentils, confiants, sincères, ils deviennent obséquieux, versatiles, menteurs ; et à la fin ils n’ont appris qu’une chose : comploter pour piéger leur instructeur.

♠ Belle réussite ! Le maître et les élèves, au lieu de chercher ensemble la vérité, ne songent plus qu’à sortir vainqueurs de la guéguerre qu’ils se livrent.

 

Θ Et d’après vous, que signifie la dernière phrase : « que ceux qui savent instruisent ceux qui ne savent pas » ?

♠ Pour moi, quand dans une société les autorités (les parents, les enseignants, les gouvernants) ne sont pas à la hauteur de leur fonction, c’est aux enfants, aux élèves, aux gouvernés de se prendre en main, de s’entraider et de veiller les uns sur les autres.

♦ Je songe aussi à un autre domaine : dans notre vie intérieure, dans notre vie spirituelle, il y a en nous celui qui ne sait pas, et, au plus profond, Celui qui sait…

Θ C’est notre Moi véritable. C’est de lui que nous avons tout à apprendre.

♦ Seulement, il parle toujours dans le silence.

 

♠ Souvent je me pose la question : comment transmet-on le mieux un enseignement ? Quand on sait, faut-il parler, faut-il se taire ?

♦ Tout dépend si on veut instruire ou éduquer. On instruit par la parole. On éduque par l’exemple silencieux.

Θ Et par l’amour tout fructifie.